Christmas Gift

15 years ago

1999, on nous disait que c’était l’année du diable, la fin d’un millénaire dont Nostradamus prédisait la chute dans une catastrophe, on nous parlait très sérieusement de bug de l’an 2000, Paco Rabanne prédisait un crash de navette spatiale.
Tout sentait une sorte de chaos de la peur millénariste.
J’aimais cette atmosphère qui réveillait un peuple en noir pour danser dans des caves sur des musiques ancrées dans mon adolescence. C’était mon sas de décompression, ma sortie autorisée et négociée, ma bouffée d’air dans un quotidien qui me broyait la tête dans une routine en forme de “mieux que rien”, une résignation de l’âme.
Le net balbutiait à peine en français, je raffolais de ces nouvelles technologies qui parlaient encore à mes références d’ado.
Nous nous étions trouvé dans l’infini du net, une bande de tout-en-noir, perdus dans toute la France avec un gros noyau parisien qui avait vite concrétisé par des rencontres IRL (In Real Life).
Je postais mes crobards sur une page noire à la suite des uns des autres, j’avais mon “petit nom” dans une tranche du virtuel.

Elle aussi, elle avait son “petit nom”, taillé au rythme effréné de son clavier. Je lisais religieusement ce qu’elle postait sans jamais trouver les moyens de répondre à son éloquence, témoin silencieux, un peu voyeur. Lurker.
J’aimais la clarté de ses raisonnements, j’aimais les positions atypiques qu’elle prenait, j’aimais les questions que ses propos soulevaient en moi, l’injustice qu’elle secouait quand je m’auto-anesthésiais à la norme.

Une nuit comme tant d’autres je pars à m’oublier en retrouvant mes tout-en-noir sur une péniche. La soirée commence, d’abord s’ancrer au bar, s’enivrer et donner son sens à cette soirée. A un moment, quelqu’un s’approche de moi avec ce mouvement de tête typique de l’inhalation, son ombre se découpe et je vois une main glisser une petite fiole entre les deux seins. Elle se tourne vers moi, ses narines sont subtilement dilatées, ses pupilles brillent comme un aveu. Elle termine de placer le flacon dans son soutien-gorge avec une insolence tellement assumée qu’elle provoque.
Une voix nous présente officiellement.
Je reste figé, stupéfait par l’incarnation qui se pose devant moi. Elle me jette un regard trouble et distrait par son ébriété, elle repart presque aussitôt, avec toujours ce même geste qui hurle : “je me défonce, et alors ?!”.
Je m’étais figuré une sorte de princesse inaccessible noyée dans des tortures de l’âme pire que celles de Chateaubriand. Je me l’étais imaginée belle comme une sorte d’icône. Ma princesse est la reine des brigands, fière amazone et Mater Dolorosa réunies dans l'arrogante féminité qu’elle affiche ostensiblement pour mieux montrer sa dérive dans l’ivresse comme une accusation, comme un reproche.
Une poignée de minutes dans une soirée, le début de mon éternité.
portraitnoel 

Comme elle est “interdite”, amie d’ami. J’oublie l’idole figée dans mon esprit.
Mais je commence à la peindre sans même avoir conscience de la peindre. Le portrait de son visage en grand, en gigantesque pour me la sortir de la tête comme si plus grand serait le visage, plus je pourrais m’en exorciser.

Je la recroise de loin en loin. Tellement loin, elle est tellement loin de nous. Une soirée après un pique-nique, ivre à la limite de l’incohérent dans les propos, les yeux vitreux, les mouvements désordonnés, princesse échouée. Je la regarde de loin, parce que j’ai déjà ma propre “princesse” et surtout parce qu’elle est déjà ancrée sur un autre chevalier. Je regrette vaguement parce que dans l’après-midi, j’avais même réussi à trouver un prétexte pour l’avoir, Elle, au téléphone. Mon icône me reste interdite.

Un mercredi soir d’août, un bar où se réunissent les tout-en-noir, une soirée en bouffée d’air éthylique pour moi dans mon conformisme forcé. Je n’ai pas souvenir de l’avoir vue rentrée, mais à un moment, elle s'assoit à ma table, avec son air mi-agressif, mi-arrogant, toujours sur la défensive.
Il y a quelqu’un d’autre à la table mais la conversation coule tellement entre elle et moi que finalement l’autre quitte la table. Et je m’abreuve de ses mots et je trouve enfin l’audace de lui répondre.
Ils sont plusieurs à venir la réclamer au bout de la table, elle les renvoie les uns après les autres, la soirée se passe dans des mots disparus dans le brouillard de l’alcool mais reste ce sentiment de reconnaissance mutuel.
Il n’y a que la fermeture du bar qui réussira à arrêter nos discussions.
Elle repart dans la nuit. Et cette fois, je ne suis plus sourd à moi-même.

Je sais qu’elle me hante, elle m’accompagne dans un voyage lointain où je la regrette à chaque instant, la rendant si présente que pour moi, ce voyage est aussi un peu le sien.
A mon retour, j’ai un besoin obsédant de La voir. J’apprends qu’elle n’est plus interdite et qu’elle est logée sur Paris. Le possible se touche du doigt, j’ose espérer.
Un message sur un forum pour demander un guide parisien, une réponse trop empressée de ma part. Je me l’approprie déjà.
Le rendez-vous est pris. Elle entre dans le bar, se précipite vers moi et s’effondre dans mes bras en pleurs. L’univers tient dans mes bras, c’est une évidence qui n’en soufrera plus d’autre. J’essaye de me raisonner une fraction de minutes, de trouver des ancrages dans ma vie qui fassent que je renonce à toucher son étoile, je n’en trouve pas.
Elle prend le petit escalier vers les WC, je la suis, elle ressort, je fonce sur elle, je l’enlace, la serre contre moi et prend possession de sa bouche.

Quelques heures après, au pied du Panthéon, je lui demanderais autant qu’aux dieux de m’accorder quelques jours.
Elle me regardera avec ses grands yeux trop noirs sans comprendre vraiment.
Et cela n’aura pas d’importance car je serais avec elle.

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